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Les troubles anormaux de voisinage



La théorie des troubles anormaux de voisinage est une création jurisprudentielle qui est venue compléter celle, plus ancienne, de l'abus du droit de propriété (arrêt Clément-Bayard rendu par la chambre des requêtes de la Cour de cassation le 31 août 1915).

 

L'abus du droit de propriété suppose la qualité de propriétaire d'une part, et d'autre part, une faute commise par ce propriétaire dans l'intention de nuire à un tiers, généralement un voisin. Par exemple, commet un abus de droit le propriétaire qui s’oppose sans raison valable à la démolition de constructions vétustes et empêche ainsi un propriétaire voisin de procéder sur son fonds à des travaux autorisés (Civ, 3ème, 20 mars 1978, n° 76-12598). Il est apparu avec le temps que cette théorie était insuffisante pour régler tous les conflits de voisinage.


La théorie des troubles anormaux de voisinage, étrangère au régime traditionnel de la responsabilité civile, est venue combler ce vide juridique. Elle organise la responsabilité sans faute de celui qui cause des dommages à son voisinage, si ces dommages excèdent les inconvénients normalement attachés à la situation de voisinage.


Depuis un arrêt du 19 novembre 1986 (n°84-16379), la Cour de cassation statue, et le cas échéant casse une décision de cour d'appel, au visa du principe suivant lequel nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage. La Cour de cassation ajoute parfois dans son arrêt que « selon ce principe, la partie à l'origine d'un trouble anormal de voisinage en doit réparation, indépendamment de toute faute » (Civ, 2ème, 21 janvier 2021, n° 19-22863).


La juridiction administrative a adopté le même principe qui permet de retenir la responsabilité sans faute du propriétaire d'un ouvrage public à l'égard des tiers (notamment Conseil d'Etat, 28 septembre 2016, n° 38-9581).


Il a été jugé que cette doctrine ne constituait pas une atteinte disproportionnée au droit de propriété tel que protégé par la Convention européenne des droits de l’homme (Civ, 2ème, 23 octobre 2003, n° 02-16303).


Le demandeur doit en premier lieu établir l'existence d'un trouble résultant d'une situation de voisinage, dont l'auteur est identifié. Ce trouble peut être sonore ou acoustique, olfactif, ou même visuel ou esthétique (Civ, 3ème, 9 mai 2001, n° 99-16260, Civ, 2ème, 24 février 2005, n° 04-10362). La création d’un risque, par exemple d’incendie, peut le caractériser suffisamment, de même une gêne apportée à l’usage d'un fonds voisin ou à son libre accès.


En second lieu, ce trouble de voisinage doit avoir un caractère anormal. Il doit excéder les inconvénients normaux qui résultent de la situation de voisinage. Cette appréciation est faite concrètement par le juge, au regard de la destination normale du fonds subissant le trouble, selon les circonstances de temps et de lieu, en prenant en compte la perception des personnes qui se plaignent.


S'agissant d'une appréciation de fait, la Cour de cassation n'exerce pas de contrôle sur la qualification de dommage anormal par les juges du fond. Ceux-ci apprécient donc souverainement le caractère anormal du trouble (Civ, 2ème, 27 mai 1999, n° 97-20488) ainsi que les mesures propres à le faire cesser et à le réparer (Civ, 2ème, 9 octobre 1996, n° 94-16616).


En règle générale, les cours d'appel exigent deux conditions pour qu’un trouble excède les inconvénients normaux du voisinage. Tout d'abord, le trouble doit être persistant ou récurrent (Civ, 2ème, 5 février 2004, n° 02-15206), mais pas nécessairement permanent (Civ, 3ème, 16 octobre 2008, n° 07-19745). Ensuite, il doit être grave dans les circonstances considérées de temps et de lieu (Civ, 3ème, 14 janvier 2004, n° 01-17687).


L’auteur du trouble peut être mis en cause quand bien même il respecterait la réglementation applicable à son activité (Civ, 3ème, 24 octobre 1990, n° 88-19383). Ainsi, la construction d’un immeuble de grande hauteur qui aurait pour effet de priver de lumière une villa voisine caractérise un trouble anormal qui doit faire l’objet d’une réparation pécuniaire (Civ, 3ème, 8 juillet 1972, n° 71-12880). Ou encore, la construction d'un immeuble à étage permettant d’avoir une vue directe et plongeante chez un voisin prive celui-ci de jouir pleinement de son droit de propriété et caractérise un trouble anormal (Civ, 3ème, 7 février 2007, n°  07-21405).


À l’inverse, le non-respect d’une réglementation ne suffit pas à caractériser le trouble anormal (Civ, 2ème, 17 février 1993, n° 91-16928).


La théorie s'applique à défaut d'un fondement légal ou contractuel permettant de faire cesser le trouble et d'en réparer les effets. Par exemple, il a été récemment jugé que la responsabilité pour trouble anormal de voisinage ne pouvait pas être étendue au cas de communication d'un incendie entre immeubles voisins, situation qui est régie par les dispositions de l'article 1242, alinéa 2, du Code civil (Civ, 3ème, 7 février 2019, n° 18-10727). De même, la réparation des dommages causé aux cultures par un gibier relève d'un régime spécial de responsabilité et d'indemnisation et ne peut être poursuivie sur le fondement du principe que nul ne doit causer à autrui un trouble excédant les inconvénients normaux du voisinage (Civ, 3ème, 13 décembre 2012, n° 11-27738). 


En revanche, s'agissant d'un litige entre un syndicat de copropriétaires et un copropriétaire, litige qu'on pourrait considérer principalement soumis aux dispositions de la loi du 10 juillet 1965 fixant le statut de la copropriété des immeubles bâtis, la Cour de cassation a retenu qu'un syndicat des copropriétaires peut agir à l'encontre d'un copropriétaire sur le fondement d'un trouble anormal du voisinage (Civ, 3ème, 11 mai 2017, n° 16-14339). Ou encore, il a été jugé que la compétence exclusive du préfet en matière d’installations classées ne fait pas obstacle à la mise en cause de l’exploitant pour trouble de voisinage devant le juge judiciaire (Civ, 1ère, 15 mai 2001, n° 99-20339).


Si les voisins, en cette seule qualité et quel que soit leur titre d'occupation, sont au premier chef concernés, soit comme auteurs, soit comme victimes du trouble anormal, les propriétaires des fonds, même s’ils ne résident pas sur les lieux, peuvent être impliqués.


Ainsi, un propriétaire qui ne réside pas sur son fonds est recevable à demander qu’il soit mis fin aux troubles anormaux de voisinage provenant d’un fonds voisin (Civ, 2ème, 28 juin 1995, n° 93-12681).


Surtout, le propriétaire du fonds engage sa responsabilité de plein droit à raison du trouble anormal causé par son locataire (Civ, 3ème, 17 avril 1996, n° 94-15876) ou, en qualité de maître de l'ouvrage, par l’entrepreneur de travaux qu’il a commis (Civ, 3ème, 11 mai 2000, n° 98-18249 ; Civ, 3ème, 22 juin 2005, n° 03-20068 et n° 03-20 991). Ce maître de l'ouvrage, s'il est condamné, dispose d'un recours contre le ou les entreprises effectivement responsables des troubles (Civ, 3ème, 20 décembre 2006, n° 05-10855).


Sur cette importante question des troubles causés à son voisinage par un chantier de travaux et la responsabilité propre de l'entrepreneur,  indépendamment de celle du maître de l'ouvrage, la Cour de cassation a dégagé ses solutions en plusieurs étapes.


Dans un premier temps, la responsabilité de l'entrepreneur ne pouvait être retenue que pour faute. Puis, par un arrêt du 30 juin 1998 (n° 96-13039), la troisième chambre civile de la Cour de cassation a admis que les voisins étaient recevables à agir du chef de troubles anormaux de voisinage non seulement contre le maître de l'ouvrage mais aussi contre l'entrepreneur, dès lors qu'était établi un lien de causalité entre les travaux et les dommages.


Dans un arrêt du 22 juin 2005 (n° 03-20068), cette juridiction a énoncé un principe de responsabilité sans faute du voisin dit occasionnel en ces termes : « le propriétaire de l’immeuble auteur des nuisances, et les constructeurs à l’origine de celles-ci sont responsables de plein droit vis-à-vis des voisins victimes, sur le fondement de la prohibition du trouble anormal du voisinage, ces constructeurs, étant, pendant le chantier, les voisins occasionnels des propriétaires lésés ».


Cette notion de l'entrepreneur de travaux voisin occasionnel a fait l'objet de certaines critiques, le voisinage impliquant une certaine permanence ou de la stabilité. Mais la Cour de cassation, si elle n'a pas repris sa terminologie, n'a pas renoncé à ce principe de responsabilité sans faute.


De moins, en l'absence d'une situation de voisinage stabilisée, la Cour de cassation exige la démonstration d'un lien de causalité direct entre les activités de l'entrepreneur et les dommages. Ainsi, la responsabilité de plein droit de l'entrepreneur principal ne peut être recherchée, si un sous-traitant est seul en cause (Civ, 3ème, 21 mai 2008, n° 07-13769).  Dans un arrêt du 9 février 2011 (n° 09-71570), la Cour exclut que la responsabilité d'un bureau d'études, de maîtrise d'œuvre et de contrôle technique puisse être engagée, faute de la démonstration d'un lien direct entre les activités de cette entité et les dommages. Mais dans un arrêt du 28 avril 2011 (n° 10-14516), la Cour casse, au visa du principe, l'arrêt d'une cour d'appel qui avait exclu a priori la responsabilité des architectes et bureaux d'étude au motif qu'ils n'occupaient pas effectivement le fonds à l'origine des dommages, jugeant que cette circonstance ne suffisait pas à exclure une relation de cause directe entre leurs activités et les troubles.


La Cour de cassation a eu l'occasion d'énoncer récemment que l'action en responsabilité fondée sur un trouble anormal du voisinage constitue, non une action réelle immobilière, mais une action en responsabilité civile extra-contractuelle soumise à une prescription de dix ans en application de l'article 2270-1, ancien, du code civil, réduite à cinq ans à compter de l'entrée en vigueur de l'article 2224 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi du 17 juin 2008 (Civ, 2ème,  13 septembre 2018, n° 17-22474 ; Civ, 3ème, 16 janvier 2020, n° 16-24352).


Cette jurisprudence réduit l'intérêt de la théorie lorsque le trouble est ancien. Selon les circonstances, il conviendra de préférer, si les faits le permettent, une action immobilière, telle la demande de réparation d'un empiétement, laquelle est imprescriptible (Civ, 3ème, 11 fevrier 2015, n° 13-26023). 


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